Pour peu que vous soyez un utilisateur ne serait-ce qu’occasionnel d’Internet et des réseaux sociaux, vous avez forcément vu passer à un moment ou autre l’un des nombreux articles pro-vegan ou anti-viande qui circulent sur la toile. Vous avez apprécié la voix lancinante du Moz sur Meat is Murder. Vous avez peut être aussi un ami qui vous fait les gros yeux quand vous achetez un kebab, ou cette personne qui cherche à vous convaincre que bien cuisiné, le tofu, c’est carrément meilleur qu’un steak tartare.

J’ai toujours aimé la viande. Voire Aimé, avec la majuscule, pour ceux qui se rappellent de mes articles sur la définition de l’Amour, il y a longtemps dans une galaxie lointaine (et avec une CSS différente). Dans mes pérégrinations culinaires, j’ai mangé du bison, de l’autruche, du serpent, du zèbre, la maman de Bambi, et même une fois, dans un pays étranger, du chien (si, si). Mais depuis un certain nombre d’années (disons six ou sept ans, à la louche), étant du genre à me remettre sans cesse en question, et à écouter les arguments des gens qui les expliquent posément, même quand à priori je ne suis pas d’accord avec, j’ai un petit conflit mental intérieur qui a commencé à pointer le bout de son nez, et à grandir, grandir, grandir, jusqu’à devenir carrément prépondérant et pénible il y a un an ou deux.

Même si de nombreuses vidéos extrémistes pro-vegan sont bourrées d’arguments scientifiques fallacieux au moins aussi cohérents qu’un argumentaire politique dans un programme FN, je pense qu’il est difficile de regarder une vidéo sur les abattages à la chaine ou l’impact écologique des élevages de masse sans, a minima, se poser un minimum de questions. Du coup voilà votre baron préféré, depuis quelques années, tiraillé entre l’amour gustatif et le plaisir d’une pièce de viande bien préparée, et le désir intellectuel, moral, et spirituel de devenir végétarien. Pour ceux qui ont déjà eu la chance de venir à la casa de Senquisse en mode « arche de Noe » ou qui m’ont déjà vu avec un lapin sur les genoux, vous le comprendrez aisément. Alors j’ai réfléchi, pensé, pesé le pour et le contre. Je me suis documenté, sur les deux côtés de la barrière, et j’ai fait une checklist mentale des choses qui me gênaient dans un camp comme de l’autre.

N’étant pas du genre à prendre une décision à la légère, même si l’hédoniste que je suis a tendance, dans le doute, à se ranger du côté du plaisir (et donc ici, le bonheur d’une épaule d’agneau au four), je ne pouvais pas faire fi de toutes ces choses qui me gênent dans le rapport « normal » (dans le sens norme, pas dans le sens naturel) de l’homme à la viande. Je trouve que dans notre société de consommation, il est trop « facile » de ne pas être végétarien. On achète sa viande au supermarché, c’est prédécoupé, prélavé, préemballé, c’est propre, il n’y a pas une goutte de sang, on passe à la cuisson et on déguste, yum yum. C’est terriblement simple d’imaginer les supermarchés comme des producteurs magiques de viande, avec les barquettes de hachis qui apparaissent d’elles-même dans la chambre froide, ou les escalopes de poulet qui poussent sur les arbres et cueillies par de jolies demoiselles avec un sourire d’ange. Il y a une distance entre l’humain et la nourriture qui est, je le pense, déplorable, et contribue à ce comportement « tête d’autruche dans le sable » qui aide les industriels les moins scrupuleux à pouvoir se permettre les pires excès dans leur chaine de production sans qu’on les remette trop en cause, parce que le consommateur final ne veut pas la voir, cette chaîne. J’ai beau être résolument pro-progrès, et je n’échangerais pour rien au monde les mégalopoles modernes contre un retour au « temps d’avant » et aux fermes à basse-cour, mais quand ton oncle ou ta grand mère égorgent une poule ou un cochon, il est plus difficile de se convaincre que ton steak haché a poussé dans le jardin entre les patates et les tomates.

Du coup, je me suis posé une sorte d’ultimatum pour résoudre le conflit en moi. Si je voulais continuer à manger de la viande, il fallait que j’assume ma place dans la chaine alimentaire. Et, avec l’aide d’un complice paysan, je suis donc allé tuer un mouton.

Bon, c’est un bien grand mot. J’ai tenu un mouton pendant que le paysan faisait son office, et plus largement passé une partie de la journée avec, depuis le choix de la bête jusqu’au découpage final. C’était une expérience unique pour le citadin que je suis. J’ai bien dans ma famille distante quelques anciens paysans, et je me souviens des poules et des clapiers à lapin chez ces derniers quand j’étais môme, mais ma facilité de manier les mots est inversement proportionnelle à ma facilité de gérer la vision de la souffrance et du sang en général. Dès six ou sept ans, j’avais bien compris que j’avais déjà certainement dû voir préalablement gambader certaines des poules au pot du dimanche avant de les manger, mais je n’avais jamais assisté à une mise à mort. Trop sensible (te moque pas, fanfaron lecteur, insensible lectrice, te moque pas).

Expérience unique, donc, et importante. Plusieurs de mes idées reçues ont été balayées par cette journée. Déjà, la rapidité de la chose. Je n’ai pas chronométré, mais du mouton qui gambade à l’alignement de pièces comestibles, il s’est passé quoi… une heure, peut être? Grand maximum. Et si je m’attendais à voir une longue agonie (surtout dans un contexte de petite ferme plutôt que d’abattage industriel), il y a eu moins de dix secondes entre le mouton en pleine forme et les derniers soubresauts. Le sang, ensuite. Je m’attendais naïvement à ce que le sang soit plus sombre « en vrai » que dans les films ou quand je me coupe, mais c’était tout le contraire. Le sang du mouton était vermillon, presque rouge fluo, et épais, on aurait dit de la peinture. La taille de l’estomac de mouton, aussi. Ce sont vraiment des machines à bouffer de l’herbe. Points bonus pour le fermier qui, plutôt que de mettre ça dans une poubelle, abandonne l’estomac et autres viscères dans la forêt « pour nourrir les renards » . Toi, mon gars, je t’aime bien. La peau qui se décalotte comme celle d’un lapin. Et le geste précis du couteau qui transforme, petit à petit, Shaun le mouton en futur méchoui. La seule chose qui m’a vraiment retourné le bide n’a rien à voir avec la mise à mort en elle même ou le découpage, mais sur sa localisation. J’explique. Il y avait dans la ferme, donc, un enclos à mouton, où le futur repas avait été marqué et pré-selectionné par le fermier. L’abattage et la découpe ont été réalisés à moins de cinq mètres dudit enclos, sous le regard médusé de tous les anciens potes de Shaun le méchoui. Je n’exagère même pas quand je parle de regard médusé. En dépit de l’espace et de la grande taille de l’enclos, les six ou sept autres moutons étaient les uns à côté des autres, en rang d’oignon, serrés contre la barrière, à regarder fixement le fermier, sans bouger, sans bêler, sans rien dire. Ça m’a vraiment perturbé.

Mais au final, c’était une expérience extrêmement positive et importante pour moi. C’était très triste d’une certaine manière, et pourtant à la fois très « juste » . Et je n’ai pas honte de dire qu’une fois que tout était fini et découpé, en regardant l’épaule du mouton que j’avais vu trotter une heure plus tôt, j’avais envie d’un méchoui. Humainement et spirituellement, je me suis réconcilié avec moi même et mis un terme à ce tiraillement grandissant végétarien/pas-végétarien qui prenait de telles proportions en moi que sans cela, je pense que ça aurait fini par littéralement m’empêcher de dormir. Au final, je pense que le choix d’être, ou non, végétarien, est quelque chose qui doit rester avant tout une décision personnelle et pas imposée par la société, mais que toute personne faisant le choix de la consommation de viande animale devrait avoir le courage d’assumer ce choix et de vivre au moins une fois ce genre d’expérience, sans faire le choix de la solution de facilité, de la technique de l’autruche, et du steak Charal qui pousse sur les arbres. Et je pense aussi que se poser ce genre de questions aide à adopter un comportement plus responsable. Fruit de l’habitude prise chez mes parents, quand j’étais jeune adulte indépendant je continuais par réflexe à manger de la viande « au moins une fois par jour ». Aujourd’hui, j’ai un comportement beaucoup plus « eco-responsable » , je mange de la viande une à trois fois par semaine en moyenne, et j’essaie toujours de faire attention à la provenance de tout produit animal (pas d’élevage intensif, oeufs de poules élevées en plein air, etc.) même si j’avoue que parfois je ne peux pas m’en assurer à 100%. J’ai appris à apprécier énormément la nourriture non-carnée, et à apprécier plus encore la nourriture carnée, à la respecter, sur le plan intellectuel, moral, et spirituel, ce qui la rend encore meilleure. Aujourd’hui, je suis en paix avec mes habitudes alimentaires. Je continue à adorer le steak tartare, mais je peux l’apprécier sans avoir à rougir lorsque j’y pense et que je croise mon regard dans la glace. Je me considère donc comme un omnivore responsable.

Et vous?

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La citation du jour: « T’as déjà vu un champignon essayer de péter sa boite de petri? »
La chanson du jour: Meat is Murder, The Smiths, « This beautiful creature must die… »

Même si j’aimerais recevoir plus de SMS, la vie est belle !