Je ne suis pas… MAIS…
Je pense qu’à moins d’avoir vécu dans une cave, tout le monde a déjà entendu (voire, malheureusement, prononcé…) l’un des nombreux dérivés de cette phrase au moins une fois dans sa vie. Je ne suis pas raciste, MAIS… Je ne suis pas homophobe, MAIS… Je ne suis pas sexiste, MAIS… A moins de chercher à faire du second degré et à dénoncer ce genre de tournure ironique (stricto sensu), Il n’y a rien de bien qui puisse suivre ce « mais », quel que soit le contexte. Une autre variante classique remplace le « mais » par un « la preuve« … Par exemple, « je ne suis pas raciste, la preuve, j’ai des amis arabes, et ma meilleure amie est tchadienne, donc encore plus noire qu’une arabe » (toute ressemblance entre cette citation et une citation réelle d’une des femmes les plus idéologiquement écoeurantes du paysage politique français de ces dernières années est… sans doute fortuite. Probablement. Je ne suis pas délateur, la preuve, je n’ai pas dit que c’était Nadine Morano). Ce genre de tournure alambiquée d’auto-dédouanage est la vitrine ostentatoire d’une démarche consciente (ou, et c’est encore plus grave, inconsciente) grandissante de banalisation de ce qui n’a pas lieu de l’être.
Lorsqu’on a avalé la pilule rouge et qu’on voit l’envers du décors du carcan inégalitaire dans lequel on vit, on passe les premiers mois post-déconstruction à « voir le mal partout » , tout le temps. Parfois, même là où il n’y est pas (même si, soyons honnêtes, c’est de plus en plus rare, qu’il n’y soit pas). Puis vient cette espèce de nouvelle phase où l’on arrive à être plus objectifs sur ce qui est, ou non, problématique… accompagné malheureusement d’un sentiment de frustration grandissante vis à vis de ceux et celles de nos proches n’ayant pas gobé la pilule, restant toujours aveugles sur les cas réellement problématiques, et surtout, surtout, convaincus de l’inexistence de telles problématiques ET d’avoir raison/un bon fond/d’être un allié.
Soyons réalistes. Oui, dans nos pays auto affublés de l’épithète « développés », la condition des femmes/LGBT/POC est sans doute bien meilleure que dans d’autres pays pas si éloignés des nôtres. Certes. Mais ce n’est pas parce qu’en France une femme a le droit de vote et qu’un mec peut en épouser un autre que nous sommes dans un état d’égalité totale, réelle et factuelle. Et c’est pour ça que le « c’est pas si grave » est si grave, en fait. Parce que de nos jours, dans notre contexte social, une personne lambda ouvertement raciste, sexiste, ou homophobe, qui le revendique et qui l’assume, voire le milite, n’est presque plus un problème (à part s’il/elle devient physiquement agresseur, mais c’est un autre sujet. Je cherche ici à mettre en évidence les violences sociales et interpersonnelles, pas les violences physiques). Parce que socialement et médiatiquement, cette personne a déjà « perdu ». Sortis de leurs chambres d’échos, ces personnes sont considérés comme ridicules, arriérées, etc. par tout un chacun, fier de clamer haut et fort leur progressisme et leur non-sexisme/racisme/homophobie à eux (certains attendent même une médaille virtuelle pour ça, et peuvent aller jusqu’à se vexer si on ne les félicite pas de ce comportement somme toute… NORMAL).
Non, de nos jours, dans nos sociétés éclairées, les plus gros dégâts (au niveau individuel, et dans l’inconscient collectif) sont causés par des personnes qui ont, réellement, un bon fond, convaincus d’être « du bon côté », mais absolument incapables de se remettre en question ou de porter leur regard plus loin que leur propre privilège que la société rend invisible à leurs yeux. Vous en connaissez tous. Vous en avez même probablement fait partie à un moment donné de votre vie, quel que soit votre niveau de déstructuration actuel (si si, même si vous êtes une femme trans black lesbienne malentendante, statistiquement, il y a au moins une ou deux anecdotes dans votre vie où vous avez été du mauvais côté de la barrière). Ce sont toujours les gens qui ne sont pas affectés directement par un problème qui vont s’octroyer le droit de juger de l’existence ou non du problème. C’est toujours un mec qui avancera que le problème du harcèlement de rue n’est pas si répandu que ça. Toujours un hétéro pour avancer qu’une union homo qui aurait les mêmes droits qu’un mariage hétéro sans s’appeler mariage, c’est pareil et pas la peine d’en faire tout une histoire. Toujours un caucasien pour avancer que c’est pas parce qu’on s’appelle Rachid ou Nawila que c’est plus difficile de trouver un appart à louer ou un job. On vit dans un pays moderne, civilisé et progressiste, non? C’est exagéré, c’est pas si grave…
Ou pas.
Aujourd’hui, quand un ado transgenre ou racisé songe pour la Xème fois à mettre la fin à ses jours, la probabilité pour que ce soit dû à une agression physique directe d’un intolérant assumé est bien plus faible que la probabilité que ce soit un épuisement psychologique et moral d’avoir entendu pour la cent-douzième fois à la cantine que cette tranche de boeuf, « c’est pas une tranche de pédé » , ou que « ça donne envie d’être cannibale » , en écartant les narines et en prenant l’accent de Michel Leeb, et d’avoir vu et entendu cette « blague » tomber au mieux dans l’indifférence auprès de ses « amis », plus probablement dans l’hilarité quasi générale, voire dans les cas extrêmes forcé(e) de rire à la « blague » avec tout le monde par pression sociale, pour ne pas sortir du moule, pour ne pas se faire remarquer, pour montrer qu’on est trop aware d’ « autodérision », et surtout, surtout, qu’on accepte bien sa place bien rangée de dominé(e) social(e), surtout ne rien dire, ne pas changer le status quo, car on apprend malheureusement très vite (je parle d’expérience) que quand on est « presque » égal, mettre en avant une situation réelle d’inégalité de traitement est le meilleur moyen de s’acheter un aller simple vers l’anathème social, de porter une étiquette d’extrémiste, voire de radicaliser encore plus les soi-disant « progressistes » dans leurs démarches inconscientes CONTRE le progrès.
N’avez vous jamais remarqué combien tant de vos amis convaincus d’être super ouverts d’esprit et positifs dépensaient des tonnes de temps et d’énergie à expliquer aux minorités que certains de leurs combats sont ridicules, qu’ils s’y prennent mal, que là ils/elles vont trop loin, que ce n’est pas la meilleure manière de se faire entendre, etc. Des heures et des heures dans les repas de famille, des kilomètres de lignes sur les réseaux sociaux de tout ces progressistes autodéclarés prêts à abattre leurs arguments prémâchés au nez de leurs amis relayant un combat minoritaire, et qui restent pourtant étrangement silencieux et invisibles quand d’autres amis de leur cercle social vont faire une blague sur les arabes ou partager un meme des petits soldats de la Manif pour Tous. Ceux qui vont utiliser une insulte homophobe « parce que c’est dans le langage courant, ça ne veut plus dire ça » . Qui vont partager une vidéo se moquant d’une minorité marginale parce que ha ha hu hu sont cons ces gens là, ils sont pas comme nous, les normaux, les Mieux ™. Les mêmes qui ne vont jamais dénoncer leur pote qui va siffler une fille en jupe dans la rue, ni expliquer à tonton René que sa blague tirée des forums du FN entre la poire et le café du repas de Noël est carrément déplacée et de mauvais goût. Ces gens, convaincus d’être du bon côté, passent plus de temps à essayer de donner des leçons aux personnes tentant désespérément d’exprimer leur souffrance ou leur colère vis à vis d’une injustice, que de temps à essayer de faire changer les choses.
Quand on a mangé la pilule, c’est terriblement lassant, usant, et désespérant, de voire toute cette énergie gâchée par des gens qu’on estime (et qu’on a de plus en plus de mal à estimer) à aller contre le sens de l’histoire. C’est terriblement triste, et ça fait mal au coeur de les voir si sincèrement convaincus d’être de bons alliés, et de faire passivement tant de dégâts… La meilleure leçon à tirer de tout ça (et elle est valable pour tout le monde, même pour moi, et même pour mon hypothétique femme trans black lesbienne malentendante inventée plus haut), c’est que quand quelqu’un te parle d’un problème, si tu n’es pas DIRECTEMENT CONCERNÉ(E) par le problème, avant toute chose? Tu ÉCOUTES. Ensuite tu essaies de COMPRENDRE. Et après, même si tu n’es pas convaincu du bien fondé d’une démarche avancée pour corriger le problème, au mieux, si tu as une meilleure idée, METS LA EN PRATIQUE TOI MÊME, en parallèle, apporte ta brique à l’édifice. Mais si tu n’as pas de meilleure idée, sois gentil, avec tout le respect que je te dois, FERME TA GUEULE. Je ne te demande pas forcément d’aider activement une démarche que tu trouves maladroite, mais au moins, s’il te plait, arrête de dépenser plus d’énergie à contredire/corriger/mansplainer les efforts des gens qui essaient de faire bouger les choses que tu ne passes d’énergie à faire bouger les choses toi même. Ou alors, assume ce comportement, et arrête de mentir aux autres (et surtout, de te mentir à toi-même) en te prétendant progressiste et/ou allié. Le monde est complexe, et loin d’être manichéen. Mais dans un monde où l’apathie et le laisser-faire font plus de dégats que les mouvements négatifs, si tu ne fais pas activement partie de la solution, il est fort, fort probable que tu fasses partie du problème.
(encore merci à Marie Crayon de m’avoir laissé illustrer mon petit article avec son joli dessin que je trouvais fort à propos…)
*****
La citation du jour: « Mon dieu je suis tellement pareille sur ça »
La chanson du jour: I’ve just seen a face, The Beatles, « Had it been another day I might have looked the other way and I’d have never been aware, but as it is I’ll dream of her tonight… »
Même s’il n’y a rien de plus frustrant que de voir un ami au bon fond agir comme un relou, la vie est belle !
Imprimer l'article | Cette entrée a été posté par Paul de Senquisse le 2 juillet 2018 à 19 h 16 min, et placée dans TotN. Vous pouvez suivre les réponses à cette entrée via RSS 2.0. Vous pouvez laisser une réponse, ou bien un trackback depuis votre site. |
about 6 years ago
Étant en partie je pense l’étincelle-haïe de cet article, je m’autorise quelques lignes, qui mériteraient certainement beaucoup plus tant le sujet est moins manichéen qu’il semble avoir été présenté par notre serviteur au sang bleu-chaud.
Je cite donc « (…) Qui vont partager une vidéo se moquant d’une minorité marginale parce que ha ha hu hu sont cons ces gens là, ils sont pas comme nous, les normaux, les Mieux ™. Les mêmes qui ne vont jamais dénoncer leur pote qui va siffler une fille en jupe dans la rue, ni expliquer à tonton René que sa blague tirée des forums du FN entre la poire et le café du repas de Noël est carrément déplacée et de mauvais goût. Ces gens, convaincus d’être du bon côté, passent plus de temps à essayer de donner des leçons aux personnes tentant désespérément d’exprimer leur souffrance ou leur colère vis à vis d’une injustice, que de temps à essayer de faire changer les choses. (…) »
Quel portrait, quelle condamnation, quel amalgame certainement non volontaire, inspiré d’une colère non dissimulée.
En bref, faisant sûrement partie d’une autre catégorie de Mieux ™, sur un repère égocentrique, j’ai l’audace comme dirait l’autre de l’outrance, oui, mais certainement pas de l’insulte. En riant d’une activité, en fait non, en me moquant d’une activité, et non des personnes la pratiquant faut-il tristement le préciser dans ce monde à tendance « demolition man » – paix et félicité à tous, je m’exprime – quel fou – et souvent à contre-courant, au risque du pilori et mises au ban. Un vrai pachyderme-iconoclaste dans un magasin de porcelaine. Et oui, les personnes font ce qu’elles veulent dans leur coin, bien sûr dans le respect de l’autre, cet enfer. Mais non, une doctrine, une idée, une activité, n’est pas hors de portée d’une tomate, elle non plus, aussi blanche soit son apparence. Et cela ne remet pas en cause pour autant un principe d’ensemble ou de tolérance. Va savoir, celui qui jette la tomate est peut-être même du mauvais côté de la Vérité ™. Ou du bon, ou du mauvais, ou du bon, ou du mauvais, ou nul part, suivant les époques et les points de vue.
Mais d’un coup de plume, me voila faire partie « des Mêmes ™ », aussi rapidement qu’un coup de plume, avec la légèreté d’une enclume. Alors certes, je revendique le ha ha hu hu, mais pas la suite, mais pas du tout. Et c’est toute la différence entre l’outrance et l’insulte. Et c’est pour cela que non plus je ne sifflerai, et surtout dénoncerai le sifflement, etc. Et c’est tout sauf un « je ne suis pas… MAIS ». On peut rire de tout, mais peut-être pas avec n’importe qui.
Tout autant que je ne suis pas convaincu d’être du bon côté, si tant est qu’il y en aie un, et plutôt que donner des leçons comme nombre de mes « amis » FB, je pratique ce qu’on appelle bêtement l »ethical management », ce qui est ma petite pierre avec effet immédiat. Va savoir, c’est peut-être même plus efficace que dénoncer sur FB…
Mais, il y a toujours un mais, en ayant osé touché à l’intouchable, en ayant osé foulé avec mes babouches taille 75 la mosquée des idéaux immaculés, j’ai blessé, sans le vouloir, mais j’ai blessé, improbable, impossible, inconcevable, mais si, j’ai blessé. Et en retour, on m’a blessé.
Un partout, balle au centre, c’est de circonstance. Le match reprend, je pose le maillot et rend les armes. Cela ne m’intéresse pas. Cette victoire non plus. Blesser ses proches, c’est se tuer à petit feu.
A toi, et à un Autre dans l’au-delà, si je vous ai aussi blessé, je suis infiniment désolé.
Le pouvoir des mots, tellement plus efficaces qu’une bonne baffe, plutôt qu’un échange philosophique. Mais forcément, entre les Mieux ™ et les Mêmes ™, pourquoi oser la confrontation d’idée?
« Quand la colombe fréquente le corbeau, ses plumes restent blanches, mais son cœur devient noir » dit un proverbe. J’espère naïvement qu’il n’en est rien.
Même si il n’y a rien de plus blessant que de voir des amis te juger coupable sans procès, la vie est belle!
about 6 years ago
L’étincelle-haïe, un bien grand mot, l’élément déclencheur sans doute, une goutte d’eau d’une cruche déjà bien pleine (et que tu es loin d’être le seul à avoir rempli, même si en toute objectivité c’est loin d’être ta seule goutte, et que vu qu’elles ont toutes peu ou prou le même goût et la même couleur, tu comprendras aisément que la grande latitude de bénéfice du doute accordée initialement soit, pour chaque infraction, de plus en plus étroite), mais comme j’ai tenté de l’expliquer dans l’article, il n’est ici pas question de haine, mais plutôt d’une immense frustration et d’un grand désespoir (que ce commentaire, je m’en vois désolé de te le dire, ne fait qu’accentuer par son contenu qui souligne combien cette fois encore, tu n’as rien compris au problème qu’on te reproche, et tu t’excuses de choses qu’on ne te reproche pas…).
Oui, on peut rire de tout, encore faut il le faire avec talent, et savoir de quoi et pour quoi on rit. Se moquer d’une bourde, d’une phrase, d’un comportement, si c’est bien fait, et avec bienveillance, ce sera toujours bienvenu, quel qu’en soit le sujet et le public. Se moquer de quelqu’un pour ce qu’il est, pour sa nature, pour ses faiblesses, juste parce qu’une différence perçue te semble hilarante, c’est juste… pas drôle? C’est blessant pour la cible, aucunement bienveillant, et ce n’est « drôle » que par réflexe pavlovien de renforcement positif de normes de sociétés. C’est, pour reprendre un leitmotiv de ces pages, Le Mal(tm). Libre à qui que ce soit de trouver ce jugement de valeur (oui, c’en est un) subjectif plutôt qu’objectif, je peux le concevoir, mais au fil des années ma patience et mon seuil de tolérance à ce sujet dans mon environnement direct est de plus en plus bas. La vie est trop courte, le monde trop vaste, et les gens trop nombreux pour que je perde et gâche mon temps avec des personnes qui ne considèrent pas « Se moquer de quelqu’un JUSTE pour ce qu’il est, c’est Mal ™ » comme un axiome non-négociable.
Et pour expliquer plus avant ce « Les Mêmes », le postulat n’est pas que toute personne « coupable » de l’une de ces « infractions » est forcément coupable de chacune d’entre elles, mais que la portée et l’impact de chacun de ces comportements déplacés sont les mêmes, et ont probablement la même source : l’absence d’empathie sociale et le manque de remise en question personnelle.