Goodbye, Thin White Duke
Il y a des matins où l’on se demande pourquoi on s’est levé.
Il y a quelques jours, je m’excusais sur Facebook de mon absence d’articles ces dernières semaines, parce que l’article que j’étais en train de préparer était un article assez difficile et douloureux, émotionnellement parlant. Rattrapé par l’actualité, je ne pensais pas avoir autant raison, même quand cet article se retrouve remplacé par celui-ci, tout aussi difficile et douloureux. Ce n’est pas mon réveil qui m’a sorti du royaume de Morpheus ce matin, mais une avalanche de « ping » sur mon portable. SMS, messages directs. Le monde s’était réveillé un peu avant moi, et avait déjà appris la nouvelle. David Bowie est mort.
A l’instar de Lennon – qui a eu la « décence » de mourir juste après ma naissance, bien avant que je sois pour la première fois touché par ses mots et ses notes, et m’épargnant donc le terrible coup au ventre que j’ai reçu ce matin – David Bowie est une part incontournable de ma vie, inspiration et modèle artistique, musical, intellectuel, depuis plus de vingt ans. Bowie était un artiste complet et polymorphe, un diamant aux mille facettes, et quelques soient les bonheurs et les épreuves que j’aie eu à traverser, il y avait toujours l’une de ces facettes pour coller avec perfection à mon état d’esprit du moment, pour m’accompagner, en permanence, dans ma vie. Faire tourner les chansons des années Deram pendant mes instants babacool hippie. Ecouter Station to Station en boucle pendant mes années coke. Outside à fond dans les enceintes pour canaliser et extérioriser ma noirceur intérieure sans danger. Heathen dans les moments tristes pour faire renaître l’espoir. Le DVD de The Hunger pour un besoin de poésie sur l’amour et la mort. Il y avait de multiples Bowies, et il y avait toujours un Bowie adéquat.
Il serait difficile d’essayer d’exprimer de manière exhaustive tout ce que cet artiste représente pour moi. Mais visiblement, la plupart d’entre vous le savaient déjà : j’ai reçu ce matin presque autant de messages de soutien d’amis, de connaissances, et de ma famille, que lorsque j’ai annoncé publiquement mon divorce. Aujourd’hui est un jour difficile, mais l’empreinte qu’à laissé Bowie sur moi est de toute manière indélébile, et même la mort qui nous attend tous n’effacera pas cette marque, ni son oeuvre. Ni les moments magiques, serendipity, d’entendre une de ses chansons dans un haut parleur en marchant en ville juste après un coup dur. Ou le privilège d’avoir assisté à l’un de ses concerts privés, avec moins de 1500 personnes dans la salle, il y a une dizaine d’années. Le plaisir de découvrir un nouvel album de qualité, trois jours avant sa mort. Et pour ceux qui douteraient encore de son talent, relisez avec d’autres yeux la citation de la chanson du jour, dernier single de l’artiste, sorti quelques semaines avant sa mort, et vous verrez que même ce dernier voyage n’est pour Bowie qu’un autre prétexte pour créer une oeuvre d’art, même avec sa propre mort…
La meilleure manière pour moi de rendre ici un dernier hommage à Bowie est évidemment à travers son oeuvre. Je suppose que toutes les radios du monde, aujourd’hui, vont jouer Ashes to Ashes, ou Let’s Dance, ou Space Oddity, ou Life on Mars… Vous n’avez pas besoin de moi pour ça. Alors mon hommage sera plus obscur : je vous partage ici mon « Top 15 des chansons de David Bowie qui ne passent pas à la radio ni sur MTV« . Des singles oubliés, des perles cachées sur les albums, des faces B éclipsées par leur face A, des extraits d’albums qui n’étaient pas assez « grand public » pour être aussi visibles que Space Oddity ou Under Pressure, sa collaboration mémorable avec Queen. Il serait impossible pour moi de réellement les classer par préférence, l’ordre sera donc chronologique…
1 – Conversation Piece (1969)
Cette chanson, l’une des moins connues, est inversement l’une de mes favorites de Bowie. Peut être même ma favorite, mais certainement dans mon top 3. Enfouie sur la face B d’un single peu connu (Prettiest Star), ré-enregistrée en 2001 lors des sessions pour l’album (jamais sorti) Toy, cette histoire triste d’un auteur ayant du mal à réconcilier son intellect et la vacuité du monde a bien évidemment fait mouche dès la première écoute.
2 – Cygnet Committee (1969)
Une chanson (une saga ?) de près de 10 minutes, sur le premier album éponyme post-Deram de Bowie. Réflexion sur le zeitgest hippie, l’espoir qu’il portait, et ses dérives face à la nature humaine. L’ironie de Bowie quand il se moque de ces travers, singeant les contradictions du mouvement dans l’une des phrases les plus cyniques de son oeuvre, « I believe in the Power of Good! I Believe in the State of Love! I Will Fight For the Right to be Right! I Will Kill for the Good of the Fight for the Right to be Right… ». Bowie ne comprenait pas comment certaines personnes prônant l’amour pouvaient également parler de révolution et de violence sans sourciller. Moi non plus.
3 – The Width of a Circle (1970)
Si le petit bijou, mais flop commercial, qu’est l’album « The Man Who Sold The World » a reçu une meilleure visibilité grâce à Kurt Cobain et la reprise de Nirvana, cet album renferme une autre chanson de 8 minutes (Bowie était friand de chansons longues à texte, à l’époque) qui peut être vu comme un point de départ de ses réflexions spirituelles et mystiques à travers son art. Premiers balbutiements également des changements de styles et de rythmes en cours de chanson qui deviendraient récurrents dans son oeuvre.
4 – Oh! You Pretty Things (1971)
Encore un écho de l’intérêt grandissant de Bowie pour l’occultisme et la spiritualité, qui tournera à l’obsession dans le milieu des années 70. Cette chanson obscure du magistral Hunky Dory annonce à elle seule l’une des métamorphoses à venir de Bowie. C’est dans les notes acidulées de cette chanson que naissent les graines du personnages de Ziggy, et de la création du Glam Rock.
5 – Drive-In Saturday (1973)
Encore une chanson « annonce » de Bowie, perdue dans l’album Aladdin Sane, son clin d’oeil aux histoires de dystopies qui continuera dans son projet d’adapter Orwell en comédie musicale, et les sons de saxo à l’américaine qui préparent le terrain pour l’album Young Americans. Accessoirement, si vous avez du mal à comprendre la différence entre « beau » et « charismatique », je vous encourage à regarder la vidéo de cette chanson tirée de son passage dans l’émission de Russell Harty en janvier 1973. Magique…
6 – 1984 (1974)
Dans ses années cocaine, Bowie passait son temps à faire des tournées, à faire la fête, et surtout à écrire, partout, tout le temps, et à faire des milliers de projets. L’un d’entre eux était une adaptation du 1984 d’Orwell en comédie musicale, mais la veuve de l’auteur a finalement décidé de lui refuser les droits après négociation. La comédie musicale ne verra jamais le jour, mais beaucoup des chansons déjà écrites par Bowie seront le squelette de l’album Diamond Dogs, dont celle ci.
7 – Station to Station (1976)
Sans doute le plus gros challenger de Conversation Piece pour le titre de ma chanson favorite de Bowie. Dernier opus des années coke avant la désintox et l’Allemagne, cette chanson de plus de 10 minutes est la plus longue de la carrière de Bowie, et à mes yeux son « Bohemian Rhapsody » à lui. Références occultes, doubles-sens, changements de rythme, influence marquée par Kraftwerk, cette chanson est un bijou. Et encore un bel exemple de l’ironie de Bowie lorsqu’il chante « It’s not the side-effects of the cocaine, I’m thinking that it must be love », quand de son propre aveu l’album entier de Station to Station n’est rien d’autre qu’un effet-secondaire de la cocaine, écrit quasiment d’une traite sous l’influence de la neige nasale au zénith de son histoire d’amour avec elle, quand sa prise quotidienne était devenue excessive et pathologique.
8 – Sound and Vision (1977)
Cette chanson est sans doute la plus connue de ce top 15. La perle de l’album « Low », premier opus de la trilogie berlinienne de Bowie, est écrit par un Bowie malade, ruiné, presque anonyme, et en train – comme souvent – de se reconstruire pour mieux renaître. Par le son, et l’image.
9 – Beauty and the Beast (1977)
C’est par cette chanson improbable que commence l’album « Heroes ». Encore une chanson annonce, qui laisse entrevoir les recherches sur les assonances et la déstructuration musicale qui seront le centre de l’album Ashes to Ashes quelques années plus tard. C’est avec ce genre de chansons que David Bowie se met à nouveau à incarner le zeitgest de l’époque et offre à une nouvelle génération les codes artistiques de la New Wave.
10 – Teenage Wildlife (1980)
Je me suis forcé à ne pas mettre plus d’une chanson d’un album dans ce top 15 (sinon j’aurais eu du mal à ne pas faire un top 30 ou un top 50…), et j’ai longuement hésité entre Scary Monsters (and Super Creeps) et celle-ci pour l’album au clown triste qui a été ma première obsession de l’artiste. J’ai finalement opté pour Teenage Wildlife pour le message de liberté sauvage qu’il incarne, quand Scary Monsters n’est en un sens que la réponse au Beauty and the Beast de Heroes.
11 – The Buddha of Suburbia (1993)
Après une longue traversée du désert musicale, séduit par les tentations de la musique grand public dans son album Let’s Dance, et ayant enchainé des flops commerciaux durant la seconde moitié des années 80 et l’aventure Tin Machine, beaucoup de gens avaient tournée le dos à Bowie. Alors comme souvent, il s’est réinventé, et à bientôt 50 ans il donna à nouveau une leçon à tous ses confrères musicaux en prouvant qu’il était toujours un artiste non seulement pertinent, mais d’avant-garde, et en avance de plusieurs années sur le reste du monde. Si beaucoup ont en tête l’album Outside pour illustrer ce retour en force (sans doute, objectivement, le meilleur album de sa carrière), ce retour était déjà annoncé un petit peu avant Outside dans cet album mineur de 1993, écrit pour servir de bande originale à une série oubliée de la BBC, où l’on trouve ce titre avec Lenny Kravitz à la guitare qui sonne le renouveau de l’artiste.
12 – The Voyeur of Utter Destruction (as Beauty) (1995)
Outside. Difficile de choisir un seul titre. Ce sera celui là, dans le personnage du Minotaure/The Artist, un serial killer essayant d’expliquer au monde ses actes et sa vision du beau. Esthétique dérangeante. Sublimation et malaise. Bowie.
13 – The Pretty Things Are Going to Hell (1999)
« Hours… » n’est pas le meilleur album de Bowie mais on y trouve quelques bijoux, comme cette chanson electro/rock où l’on retrouve encore le tiraillement de Bowie avec le bien et le mal, le refus de vieillir, et l’importance du beau.
14 – Sunday (2002)
Cette chanson est arrivée post-9/11, et d’une certaine manière les paroles s’en font l’écho, même si elle a été écrite avant le drame, et si le sens initial était celui (là encore, thème récurrent chez Bowie) de la perte de la jeunesse et des illusions. « For in truth, it’s the beginning of an end and nothing has changed… and everything has changed… »
15 – I’d Rather Be High (2013)
Pour finir, cette chanson du pénultième album de Bowie, qui prouve que même à plus de 65 ans, après une retraite forcée par une attaque cardiaque en pleine tournée en 2004, il était toujours capable d’écrire mieux que personne, et que l’âge n’avait rien usé de sa fibre libertaire anti-guerre.
Voilà pour le top 15 (vous pouvez retrouver cette playlist sur Deezer en cliquant ici). Impossible de résumer un tel artiste en quelques lignes, mais pour ceux qui ne connaissaient de lui que les tubes toujours d’actualité sur les ondes ou les chaînes musicales, j’espère que cette petite rétrospective vous encouragera à découvrir d’autres facettes de ce génie polymorphe et indémodable, qui aura laissé son empreinte de manière durable dans le paysage artistique des nombreuses décennies de sa longue carrière, et dont l’héritage sera transmis dans la culture et dans l’inspiration pour sans doute encore de nombreuses, nombreuses années. Comme le dit le poème, « il est dans l’eau qui coule, il est dans l’eau qui dort. Il est dans la salle, il est dans la foule… Il est pas mort. » Cette journée est une triste journée, mais aussi une journée hommage. C’est un jour pour porter une robe, ou un costume impeccable. Un jour pour se raser les sourcils. Un jour pour relire Orwell ou Crowley. Un jour pour se remplir les narines de poudre blanche. Un jour pour abandonner son vaisseau et partir nager dans les étoiles. Un jour pour envoyer de l’amour à ce qui est différent. Un jour pour offrir une fellation à une guitare. Un jour pour se maquiller en clown triste. Un jour pour refuser de vieillir, comme Peter Pan. Et surtout, un jour pour voir le rayon de soleil qui se cache toujours, toujours, quelque part, dans un monde tout gris. Parce que la vie est belle, même quand elle est moche.
Bonne année à tous. Bye bye David…
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La citation du jour: « C’est à toi que j’ai pensé ce matin »
La chanson du jour: Lazarus, Bowie, « This way or no way You know, I’ll be free Just like that bluebird Now ain’t that just like me »
Même si certaines pertes sont de véritables tragédies, la vie est belle !
Imprimer l'article | Cette entrée a été posté par Paul de Senquisse le 11 janvier 2016 à 15 h 27 min, et placée dans TotN. Vous pouvez suivre les réponses à cette entrée via RSS 2.0. Vous pouvez laisser une réponse, ou bien un trackback depuis votre site. |