L’année est terminée.

Non, ce n’est pas un autre poisson d’avril, et non, je n’ai pas bu. Je ne parle pas ici de l’année administrative, mais de l’année scolaire, pour ma pomme en tout cas. Si cela fait longtemps que j’ai arrêté d’être prof à plein temps (j’ai quitté ce monde en claquant la porte, et sans regrets, même si le remplissage des bulletins me manque autant que mes remarques cyniques sur lesdites bulletins manquent à mes anciens collègues), le rectorat me fait toujours régulièrement les yeux doux, et depuis quelques années je m’occupe des cours d’anglais d’une promo d’étudiants en bac+3. Si cette année a été une année toute particulière pour moi (pour de nombreuses raisons sur lesquelles je ne m’étendrai pas ici), avec une translation de la plupart de mes cours sur le créneau désertique du samedi matin pour ne pas entrer en conflit avec mes nouvelles obligations professionnelles, elle est maintenant terminée, le troupeau d’étudiants en question étant parti vers les vertes pâtures d’un long stage professionnel.

Je n’ai jamais été un prof très conventionnel. Mes relations avec mes élèves non plus. Du temps où j’étais prof à plein temps, mes « séjours linguistiques » organisés à London ressemblaient plus à des barathons, enchainant concerts dans des pubs et boites branchouilles un verre à la main plutôt que de sages visites de la relève de la garde à Buckingham. Si j’ai été prof, et si je continue à faire semblant de l’être quelques heures par an, c’est avant tout parce que je sais que je le fais bien, mais aussi pour le contact humain. J’aime partager mes connaissances d’une manière ludique ou au moins pas trop chiante, et j’aime tisser des liens avec des gens dignes d’intérêt. J’ai encore aujourd’hui des liens très forts avec certains anciens élèves. Une des filles de la toute première classe à qui j’ai enseigné (a l’époque où j’avais moins de 5 ans de différence d’age avec mes étudiants…) est aujourd’hui une grande amie, et même si la vilaine a déménagé très loin, dans cette ville splendide qu’est La Rochelle (je la comprend un peu, du coup, surtout que c’était pour emménager avec un mec génial, en plus), on reste en contact et on se voit dès que possible. C’est un exemple parmi d’autres où la relation traditionnelle prof/élève a été peu conventionnelle, post-partum. Parfois le contexte était très différent, et si tu me suis depuis longtemps, fidèle lecteur, assidue lectrice, tu te rappelles peut être de la petite graine ou du petit renard, il y a 6 ou 7 ans de cela.

Mais si j’ai maintenant un peu plus de 5 ans de différence avec mes élèves, une chose ne change pas. Je hais le formalisme artificiel. Je trouve que beaucoup trop de gens confondent formalisme et respect. Le respect, c’est important, et essentiel pour qu’une relation, qu’elle soit privée ou professionnelle, se passe bien. Le formalisme, ça peut être sympa, surtout en poésie, mais en pratique je m’en tamponne un peu, voire parfois ça m’agace. Je préfère qu’on me respecte sans être formel plutôt qu’on soit formel sans me respecter. C’est pour ça que cette année, comme chaque année, j’ai encouragé mes étudiants à m’appeler « Paul » plutôt que « monsieur » dès le premier cours, même si d’année en année ceux qui « osent » le faire sont de moins en moins nombreux (c’est débile: c’est mon nom).

Il y a pourtant quelque chose qui m’énerve encore plus que le « monsieur », mais contre lequel je ne peux pas trop râler pendant l’année: le vouvoiement. Je *DÉTESTE* le vouvoiement. Oui, je sais, ça peut te surprendre, fidèle lecteur, régulière lectrice. Tu me connais, tu sais que j’ai un ego de la taille d’un stade olympique, que du sang bleu coule dans mes veines, et que j’ai une si haute opinion de moi même que j’en ai le vertige parfois, mais pourtant… Je pense que ça vient encore de cette différence entre le formel et le respect. Tu sais combien j’abhorre l’hypocrisie, et je me souviens de tout le vitriol que mes copains et moi mettions dans nos cyniques « vous » balancés aux professeurs acariâtres et incompétents que nous avions face à nous au collège ou au lycée (on en a tous eu). Alors si ce vous n’est qu’un outil artificiel, à quoi sert-il? Dès la seconde, j’allais systématiquement voir tous mes professeurs en début d’année, et je leur demandait si je pouvais les tutoyer. Certains s’offusquaient, d’autres se marraient, mais en pratique j’avais toujours entre 30 et 50% de « oui ». J’ai tutoyé beaucoup de mes profs, souvent mes préférés d’ailleurs, mais ça ne voulait pas dire que je ne les respectait pas, bien au contraire. Et ceux que je respectait le plus ? Je les appelait par leur prénom. Avec ma mémoire de poisson rouge, beaucoup de profs incompétents ou fades ont glissé dans l’oubli de mes souvenirs. Mais je n’oublierai jamais Bruno, mon prof de math de terminale, par exemple.

Peut être ce rejet du « vous » est-il aussi dû au fait que je sois tombé amoureux de l’anglais quand j’avais 15 ans. En anglais, « tu » se dit « you » , et « vous » se dit… « you » . Et ça ne pose de problème à personne, d’autant que je vous garantis qu’on fait très vite la différence entre les deux. Comment? Avec le ton et le contexte. Parce que quand on nous parle, on se rend très vite compte si notre interlocuteur nous respecte ou non. Pas besoin de changer artificiellement l’article pour ça. Le « vous », comme le « monsieur », ça prend mon syndrome de Peter Pan à rebrousse-poil, et j’ai l’impression de prendre une ride à chaque fois que j’en entend un. Parfois, quand le courant passe, l’étudiant passe du « vous » au « tu » naturellement, sans avoir besoin de formaliser le changement, au moins lors des discussions privées, en interclasse ou sur les réseaux sociaux. Il y en a eu quelques uns, cette année. L’un d’eux est même passé au « tu » *pendant* les cours et je ne l’ai jamais repris. Mais s’il y a un truc qui m’agace et, pour être honnête, me blesse un peu, c’est quand après la fin des cours ou de l’année, ceux ou celles qui gardent contact n’arrivent pas à se débarrasser du « vous ». C’est juste complètement pénible, et ça me rend triste, surtout après que j’ai clairement signifié que je n’aimais pas ça. C’est comme les quelques rares personnes qui utilisaient encore mon patronyme de naissance après mon changement de nom légal, sachant que c’était quelque chose qui m’était pénible et douloureux. Comme ces gens qui continuent à utiliser l’article usant du genre de leur sexe de naissance face à un transgenre, sachant que ça les blesse. Je n’irai pas dire que l’emploi du vous en dehors du cadre professionnel me « blesse », mais c’est quelque chose qui m’est réellement pénible.

Je ne dis pas qu’il faut rejeter le « vous » en boucle. Dans le domaine professionnel, il peut aider à créer cette distance artificielle dont certains ont besoin pour être cadrés (pas que dans le domaine de l’éducation). Et en poésie, surtout en poésie amoureuse, le V velouté du « vous » permet de faire de jolies choses en français (pensez à la javanaise de Gainsbourg… « J’avoue j’en ai bavé, pas toi? » ça claquerait moins, quand même…). Mais sorti d’un tel cadre, j’ai beau aimer ma langue maternelle tout aussi fort que ma langue d’adoption, je trouve que sur ce point, les anglophones ont tout compris. Puisque nous sommes en France, gardez donc ce « tu » et ce « vous » qui font partie de notre patrimoine linguistique, mais faites l’effort de l’adapter avec pertinence à votre contexte, ne vouvoyez pas artificiellement quelqu’un que vous ne respectez pas, n’ayez pas peur de tutoyer quelqu’un même si vous le respectez, et surtout, si vous le respectez, écoutez un minimum cette personne et si le « tu » ou le « vous » la gênent vraiment, utilisez plutôt l’autre pronom…

*****

La citation du jour: « Je veux une partie des bénéfices »
La chanson du jour: La javanaise, Serge Gainsbourg, « J’avoue j’en ai bavé, pas vous, mon amour ? Avant d’avoir eu vent de vous, mon amour… »

Même si je me prend une ride à chaque « vous », la vie est belle !