« Dis, tu te souviens de tous les messages qu’on s’envoyait, au début, par SMS ? »

La petite princesse trottine à mes côtés, avec le même enthousiasme et la même énergie intérieure qu’il y a dix ans, en dépit des cernes sous ses yeux et du poids de la fatigue physique de devoir jongler avec ses cours, son job, et les balles multicolores de ses cent mille projets. Bien sûr que je m’en souviens. Apprendre à écrire toujours plus vite en appuyant plusieurs fois sur la même touche numérotée, bien avant les iPhones. Les échanges entre nous qu’il soit cinq heures du soir ou cinq heures du matin, vouloir combler par le réseau le manque de temps physique entre nous. J’acquiesce.

« J’ai tout gardé. Quand j’ai changé de téléphone, j’ai tout recopié, à la main dans un carnet, pour ne pas perdre. »

Elle a toujours trouvé les mots, sans le savoir. Trouvé les phrases qui me touchent. Ces petites attentions pour lesquelles je passe mon temps à retomber amoureux d’elle depuis plus de dix ans à chaque instant passé à ses côtés. J’ai toujours su que mes amours étaient éternelles, qu’il n’y avait pas de bouton « off » en moi. Mais avec elle, c’est comme si je n’avais jamais su trouver le mode de lecture continue, comme si elle m’offrait périodiquement à son insu un nouveau commencement, avec la régularité d’un horloger suisse. Je la regarde, comme si je la voyais à nouveau pour la première fois, et je ne sais quoi répondre. Moi qui me flatte de ma verve et de mon aisance avec les mots, je bredouille. Voile pudique.

Notre histoire s’étale sur tant de temps maintenant… « La moitié de ma vie » me disait-elle hier en riant et en me prenant dans ses bras avant de me serrer, fort. Mélange de nostalgie et d’amertume, penser qu’on s’est sans doute connus trop tôt pour que notre relation ait eu une quelconque chance de ressembler à un conte de fées, plutôt qu’à ces montagne russes en bois qui grincent dans les virages, qui donnent l’impression de pouvoir causer un accident à tout moment, mais sur lesquelles on remonte tout de même pour un autre tour, encore et encore, comme pour défier le sort, la vie, ou le regard des autres. Parfois j’aurais aimé que notre histoire soit plus simple. Elle est bancale et imparfaite. Mais en tout cas c’est la notre. Se promettre, avec le petit doigt, de ne plus être bêtes, de ne plus laisser quoi ou qui que ce soit nous tenir loin de l’autre. Mes doigts qui dansent sur son dos nu pendant que nous refaisons le monde à voix basse pour ne pas réveiller les dormeurs de la chambre à côté. Mes doigts qui se rappellent, chaque ligne, chaque courbe, chaque fossette, leçon apprise il y a tant d’années et encore connue. Par cœur.

Sleeping Venus with Cupids and Satyr (1663) by Luca Giordano

Hier nous nous sommes endormis ensemble, mais ce soir elle dort déjà lorsque je la rejoins entre les draps. La soirée a été rude, et on sait par avance que le réveil sera cruel. Je vois défiler en moi le souvenir de toutes ces nuits partagées à la protéger des mauvais rêves et à veiller sur son sommeil, peau contre peau. Nouvelle vague de nostalgie, que je laisse doucement me bercer en fermant les yeux. Quelques heures plus tard, elle met fin à mon sommeil léger en se tournant vers moi, à demi-nue, pour se blottir contre mon torse et me tendre ses lèvres. Ses yeux sont clos, et paisibles. Je murmure doucement son prénom à son oreille. Pas de réponse. Se souvient-elle que c’est bien moi, à ses côtés, ou est-elle emportée par un rêve d’autres bras, d’autre cœur ? Quelle est l’identité de la chimère onirique qu’elle cherche à embrasser ? Nouveau murmure qui reste lui aussi orphelin. Alors je souris, plein de tendresse, pendant que mon cœur explose d’amour pour un petit bout de femme un peu usé par les cernes, un peu cassé par les épreuves de l’existence, mais qui se relève toujours lorsque la vie la blesse, ce mélange de fougue, de passion et de liberté qui m’a toujours séduit en elle. Est-ce l’âge, le temps, la distance, qui m’ont rendu plus sage ? La vie et les épreuves que j’ai subi moi aussi qui ont rendu cet amour plus pur encore ? Toujours en souriant, je détourne mon corps et ma tête de ses lèvres offertes. Pas comme ça. Je remonte un peu la couette sur ses épaules et sa gorge nue, embrasse tendrement son front, puis glisse ma main dans la sienne. Elle sourit. Même six ans plus tard, visiblement, je sais toujours être le gardien de ses rêves. Visiblement, elle sait toujours être ma muse…

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La citation du jour: « Mais imaginons que t’es le chat et qu’elle est la pâte »
La chanson du jour: Françis Cabrel, Encore et encore, « Et ça continue encore et encore, c’est que le début, d’accord, d’accord… »

Même si mes lèvres m’en veulent d’avoir su être sage, la vie est belle !