Un pirate n’est pas un ninja : l’art du mot juste
Gentil lecteur, adorable lectrice, si tu me suis depuis un certain nombre d’années, tu sais que je suis dans le camp des vils bougons qui aiment à répéter que « le piratage, c’est le Mal ™ … » Si je n’ai jamais vraiment fait d’article directement à ce sujet depuis les 12 ans que je blog, cette petite phrase est un leitmotiv que vous avez sans doute dû remarquer une paire de fois au fil du temps. En même temps, je ne suis pas forcément objectif. Depuis de nombreuses années maintenant, je vis quasi-exclusivement de ma plume, donc je ne vais pas cautionner un comportement destructeur vis-à-vis de mon propre gagne-pain. Néanmoins, en dépit de mon métier je reste un idéaliste, et j’ai toujours mis certains bémols à la petite phrase. Comme les gens qui n’ont vraiment pas de moyens ni d’accès simple à des médiathèques par exemple. Le piratage c’est le Mal ™ , certes, mais avoir un accès nul à la culture pour des raisons financières réelles (si c’est juste pour pouvoir s’acheter des Nike ou une appleWatch à la place, pas d’excuses), c’est encore plus le Mal ™ .
Parfois, c’est politique, aussi. Par exemple, je pirate quasi-systématiquement une version ePub de tous les livres que j’achète en version papier. Parce que pour des raisons mi-politique éditoriale des grands groupes, mi-lois à la con sur l’exception culturelle, des sites comme Amazon (ou autres) sont incapables de fournir des offres « livre papier + numérique » sur le même modèle que les coffrets DVD/BluRay + Version Numérique qui sont peu ou prou devenus la norme. Du coup, vu que je préfère l’objet livre pour ma bibliothèque, mais que je préfère objectivement lire sur iPad, je pirate. Mais uniquement des choses que j’ai déjà acheté sur un support réel, donc. J’ai mes limites morales à la filouterie.
Alors pourquoi cet article, et quel est le rapport avec les ninja ? Avec les ninja, aucun, mais ça sonnait bien dans le titre. Pour le reste, et bien depuis quelques semaines, j’ai revu passer de nombreux posts et articles anti-piratages dans mon feed Facebook (ce qui est Bien ™, et qui prouve que mes contacts sont des gens bien), mais qui avaient tous le tic de ressortir la vieille trope du « Le piratage, c’est du vol » . Et ça, c’est le Mal ™
Reste assis, incrédule lecteur, dubitative lectrice, j’explique. Oui, j’ai beau être résolument dans le camp des anti-piratage, il y a peu de choses qui m’énervent plus sur ce sujet que ce slogan à la con. Déjà parce que même si la tendance est à la baisse, on a souvent à se taper un petit clip long plein de musique angoissante et de clichés à deux balles affirmant que « le piratage c’est du vol » au lancement de beaucoup de DVDs et BluRay achetés légalement. Non seulement c’est globalement inutile, puisque logiquement, si la personne a acheté ledit BluRay ou DVD c’est qu’il n’a pas piraté le film, donc c’est pourrir l’expérience d’une personne avec un bon comportement, alors que les vils pirates peuvent commencer leur visionnage en un clic. Mais surtout, assidu lecteur, fidèle lectrice, tu sais combien je suis amoureux des mots et de leur sens. Si, si, tu sais, sinon c’est moi qui ne sais pas ce que tu fais là, en fait ? Et je n’aime pas lorsqu’on essaie de niveler la langue vers le bas, fût-ce pour une bonne cause.
Un vol, selon mon ami Robert, Dictionnaire Culturel pour les intimes, est « le fait de s’emparer du bien d’autrui, par la force ou à son insu ; action qui consiste à soustraire frauduleusement le bien d’autrui. » Et comme tu l’auras remarqué de toi-même, appuyé de ma mise en gras, on parle ici de « s’emparer » et de « soustraire« . Une notion absolument essentielle au contenu sémantique du mot « vol » est que lorsqu’on vole quelque chose à quelqu’un, ce quelqu’un se retrouve fort dépourvu, et sans ce fameux bien volé. Et c’est là que le bât blesse, car jusqu’à preuve du contraire, faire une copie illégale d’un fichier électronique n’a jamais détruit le fichier source. Personne n’est lésé de sa possession. Alors oui, c’est Mal ™ , oui, c’est retirer à l’artiste les quelques rares miettes qu’il récupère du prix de vente, c’est retirer la large part des taxes de l’état sur le prix de vente, c’est retirer la démesurément grosse part réservée au revendeur et à l’éditeur sur le prix de vente, c’est moralement sale (sauf si vous êtes sans le sou et avide de culture), mais CE N’EST PAS DU VOL, BORDEL.
Alors je vous entends dire que « c’est pareil », que « c’est pour choquer », et que « il faut bien faire un parallèle pour que les gens comprennent » . Et là, vous m’avez presque convaincu, dites donc. J’ai dit « presque » . Ah, si seulement il existait un mot, un seul en français, qui aurait le sens de « reproduire ou copier une oeuvre littéraire, artistique, industrielle au préjudice de l’auteur/de l’inventeur »… Si ce mot existait, nous ne serions pas « obligés » de violenter le mot « vol » pour faire entrer dans sa sémantique le piratage informatique.
…
OH WAIT.
…
Il existe, en fait, ce mot, et depuis l’an 1268 en français, même, selon mon ami Robert. La définition ci dessus est celle du mot « Contrefaçon » . Vous savez, quand on copie violemment quelque chose sans que l’auteur d’origine ne puisse tirer profit de son travail. Et ça correspond plutôt pas mal au piratage informatique, non ? (même si en pratique, de nos jours, ce n’est plus vraiment l’auteur qui profite de telles ventes, mais plutôt les revendeurs, l’état, et les gros mastodontes qui se battent pour les lois « d’exception culturelle » qui font plus de mal que de bien à la culture, et qui pourrissent l’expérience de leurs consommateurs avec des « LE PIRATAGE C’EST LE VOL » sur tous leurs produits non piratés).
Du coup je continuerai à lever le pouce virtuellement lorsque je vous verrai promouvoir les comportements culturo-responsables (ce qui me donne envie de faire un autre article sur la notion de copyright, le nouveau mécénat, le crowdfunding, et le pay-as-you-like qui sont à mes yeux le meilleur avenir de la culture, mais ça sera pour un autre article), mais par pitié, puisque vous refusez de violenter l’industrie culturelle, merci de refuser également de violenter la langue et la sémantique des mots. Oui, le piratage c’est le Mal ™ . Mais le piratage, ce n’est PAS du vol. C’est de la contrefaçon.
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La citation du jour: « Tu vois, tu dis, ‘une pizza, des pizzoth’ »
La chanson du jour: Moonlight Mile, The Rolling Stones, « When the wind blows and the rain feels cold with a head full of snow, with a head full of snow [...] but I’m just about a moonlight mile on down the road. »
Même si je ne vais probablement pas être beau à voir jeudi prochain, la vie est belle !
Imprimer l'article | Cette entrée a été posté par Paul de Senquisse le 12 mars 2016 à 22 h 17 min, et placée dans TotN. Vous pouvez suivre les réponses à cette entrée via RSS 2.0. Vous pouvez laisser une réponse, ou bien un trackback depuis votre site. |
about 8 years ago
Hum… Non. Contrefaçon, toute comme piratage, sont des mots qui n’ont pas été conçu pour le numérique et qui ne correspondent pas à la réalité de l’acte.
Filmer un film avec caméra au cinéma est une contrefaçon.
Créer un faux sac de marque de toute pièce est une contrefaçon.
Une copie numérique n’est pas et ne sera jamais une contrefaçon, au même titre qu’elle n’est pas un acte de pirate.
Elle est une duplication tout simplement.
Le problème c’est qu’un monde basé sur la valeur des ressources n’est pas capable d’appréhender la notion de duplication (quasi) infinie.
Les modèles ne sont pas prévus pour ça et on se sent donc obligé d’imposer des termes péjoratifs.
Mais duplication, qui n’a rien de péjoratif, est bel et bien le véritable terme.
Il convient alors de l’associer avec le mot illégal, car c’est bien de ça dont il s’agit.
Piratage et contrefaçon sont intrinsèquement mauvais. Alors que la duplication ne l’est que parce que la société à choisi un modèle qui la rend mauvaise.
Tu l’auras deviné. Je ne suis pas dans le même camp que toi : je duplique autant que j’achète, et je ne m’embarrasse pas d’attendre que la loi suivent la réalité des pratiques.
Et quand les modèles se mettent au diapason des pratiques (kickstarter, netflix, …) alors je suis ravi de ne plus être dans l’illégalité.
Mes pratiques de duplications demeurent, l’étiquette « illégal » n’est qu’une variable qui fluctue au cours des années.
about 8 years ago
La duplication, même à l’identique, fait partie de la définition sémantique de « contrefaçon », donc je ne vois pas en quoi tu trouves que ce n’en est pas une ?
Comme tu le dis, dans « duplication » il n’y a rien de péjoratif, et c’est bien là que le bât blesse. Car même si je suis tout aussi convaincu que toi qu’une grande partie des lois sur le copyright sont des lois d’un autre âge, et basées sur des principes moralement discutables visant à protéger les parasites qui vivent aux crochets des artistes et à leurs dépens, ce n’est pas une simple « duplication » car il y a un préjudice réel au travail de l’artiste qui a produit la chose, un manque à gagner, et une non-reconnaissance de son travail.
Si à titre personnel je suis convaincu que l’avenir est dans le pay-as-you-like, avec des artistes comme Amanda Palmer ou Jane Siberry qui mettent leur catalogue gratuitement à disposition, avec un bouton de don, modèle calqué par certains producteurs de vidéo YouTube qui laissent leurs productions accessibles gratuitement et sans pub, financées par crowdfunding initial ou par patreon régulier, je suis tout autant convaincu que ce choix doit rester entre les mains de l’artiste lui même. Le consommateur n’a pas à prendre cette décision pour lui. Ce n’est pas une quelconque « illégalité » qui me gêne. La plupart des lois, surtout de nos jours, sont faites en dépit du bon sens, et cherchent à satisfaire des lobbies plutôt qu’un quelconque désir de justice ou d’équité. Ce qui me gêne ici c’est l’amoralité, et de profiter sans arrières-pensées du travail d’autrui en trouvant normal de ne pas le rémunérer pour son travail.
about 8 years ago
La duplication parfaite n’a été inclue que très tardivement dans la définition de contrefaçon.
Il ne faut quand même pas oublier qu’au départ si l’on a pénalisé les contrefaçons ce n’est absolument pas pour un problème de rémunération de l’auteur.
La contrefaçon est avant tout un danger potentiel car de qualité non garantie.
Une contrefaçon de pièce automobile par exemple peut n’avoir subi aucune vérification technique et donc s’avérer dangereuse pour qui l’utilise.
On a ensuite dérivé le sens en terme d’atteinte à l’image : Une contrefaçon Vuitton de moins bonne qualité que l’originale va ternir l’image de la marque.
Et seulement enfin, on a inclu récemment l’atteinte à la propriété intellectuelle, dans une logique toujours plus grande de verrouillage du marché.
Le sens légal (encore une histoire de légalité) de contrefaçon aujourd’hui n’est pas le même que celui attribué véritablement au mot d’origine.
Déclarer une copie parfaite comme étant une contrefaçon, c’est un peu comme utiliser le mot digital pour parler du numérique. Ça ne fait sens que si on ne regarde pas de trop près.
Et puisque le but de l’article est justement d’utiliser les mots précis et exacts, il me semblait important de pinailler là dessus
about 8 years ago
Non, le principe de parfait ou imparfait, justement, n’a jamais fait partie de la sémantique de contrefaçon.
Le côté « c’est un problème de qualité », c’est justement quelque chose de récent, fin XIXème, début XXème, quand les grands groupes ont commencé à vouloir protéger leurs marques.
Le concept de base de contrefaçon date du XIIIème siècle, et au départ était principalement réservé aux tableaux, et aux sceaux des nobles. Et justement considérée grave parce qu’avec les moyens d’époque, il était impossible de différencier une bonne contrefaçon de l’original. Certes, aujourd’hui avec les techniques numériques, c’est piece of cake de détecter un faux Picasso d’un vrai. Mais les toutes premières contrefaçons, dans le contexte technologique de leur époque, étaient tout aussi parfaites que les copies numériques de fichiers de nos jours. C’est AUSSI pour ça que je pinaille en retour sur tes pinailleries, même si je sens bien que sur le fond plutôt que la forme, on est en grosse partie sur la même ligne de pensée
about 8 years ago
(là où je te rejoins aussi c’est quand tu dis qu’on n’a pas pénalisé les contrefaçons pour sauver la rémunération de l’auteur. Et ce n’est pas pour ça qu’on pénalise le piratage non plus. Si c’était le seul soucis, les politiques n’en auraient absolument rien à foutre. Mais là encore, si sur le principe je n’aime pas le piratage, ça n’a rien à voir avec son statut légal mais son statut moral. L’auteur d’une oeuvre est en général déjà payé au lance pierre dans tout ce qu’il fait. Je n’aime pas lui retirer encore plus de cailloux, même si en proportion ce n’est pas lui qui en pâtit le plus, c’est en général lui qui sera le plus emmerdé par cette perte minime, alors que ceux qui perdent le plus gros du manque à gagner n’en ont limite pas besoin, sorti des plus petites structures)