Cela fait aujourd’hui une semaine, jour pour jour, que des déséquilibrés fous de dieu se sont introduits dans les locaux d’un organe de presse satirique en France pour y effectuer le massacre que l’on sait (et dont je parlais un peu ici la semaine dernière). Plusieurs évènements se sont enchaînés, allant d’évènements graves, et tristement prévisibles (des forces de police prises pour cible par les terroristes et autres sympathisants d’yceux, les terroristes en questions abattus après une prise d’otage), aux évènements qui auraient pu être futiles mais se sont révélés d’agréables surprises pour le cynique que je suis, parfois, dans ce genre de cadre médiatique (près de 4 millions de personnes en France dimanche, et des slogans réclamant plus de liberté et de tolérance plutôt que ceux auxquels ont aurait pu s’attendre, plus de sécuritaire ou de rejet du bouc émissaire facile à montrer du doigt). On a tout de même eu le droit à des choses inquiétantes. Un boom prévisible des requêtes internet cherchant à se FN-iser un peu, au cas où. Des politiques de tout bord cherchant à récupérer l’affaire pour se mettre en avant, chacun cherchant à être « encore plus Charlie » que le voisin, certain n’hésitant pas à parler de la nécessité d’un Patriot Act à la française (ou comment ne RIEN comprendre au message du peuple dimanche dernier). Jusqu’à l’indécence quand un ancien président au nom de son ego encore plus enflé que le mien n’a pas hésité à bousculer le protocole défini et à jouer des coudes entre d’autres chefs d’état pour arriver au premier rang pendant quelques instants et être sur l’une des photos amenées à faire le tour du monde. A vomir.

L’une des meilleures choses à retenir de ces évènements tragiques est qu’ils ont remis le dialogue autour de la liberté d’expression sur le devant de la scène. Fidèle lecteur, habituée lectrice, tu sais que c’est un peu l’une de mes marottes (si ce n’est *LE* concept idéaliste auquel je me sens le plus accroché dans ma vie) et j’ai pendant de nombreuses années été presqu’un extrémiste du « on DOIT pouvoir dire tout, et tout le temps, et à n’importe qui ». Voir ce débat mis en avant, et des personnalités ainsi que des anonymes à travers le monde scander les principes d’une liberté d’expression inviolable m’a forcément fait plaisir. Et puis le retour de bâton prévisible s’est abattu sur ma liesse lorsque pour des propos totalement déplacés (voire carrément abjects) un certain humoriste anti-sioniste habitué des tribunaux en France se retrouve actuellement en garde à vue. Depuis, nouvelle effervescence sur les réseaux sociaux, et ceux qui hier scandaient l’inviolabilité de la liberté d’expression s’empressent ce matin de féliciter le travail de la justice en France, contents de voir Dieudonné incarcéré pour ses propos. Tu le vois venir gros comme une maison, le déséquilibre dont je vais te parler, là, maintenant, tout de suite, curieux lecteur, intriguée lectrice ?

Mais avant de te mettre le nez dans le discours à deux vitesses des chevaliers blancs anonymes d’Internet et de cette espèce d’ostracisme public et de bien-pensance écoeurante qui fait vibrer le pouls des flux électroniques sociaux, en espérant que tu n’en fasses pas partie, il faut que je t’avoue une chose. Depuis mes derniers billets sur le sujet, j’ai moi même évolué vis à vis de ce que je pense. Si, si, je te promets, incrédule lecteur, bouche bée lectrice. J’ai beau être un égocentrique histrionique assumé, et avoir des idées bien arrêtées sur la vie, l’univers, et le reste (42), dont je peux débattre avec fougue et ferveur de la plume ou de la langue en face à face, je me considère néanmoins comme intellectuellement intègre et je me remets sans cesse en question à titre personnel et idéologique. La vie est un chemin où chaque pas est une nouvelle information, un nouveau savoir, une nouvelle donnée, et si à un moment donné je défendrai telle ou telle position bec et ongles, je la défends aussi vis à vis de moi même et mes idées ne sont pas gravées dans le marbre, dans un coin de mon cerveau. Depuis de nombreuses années, j’ai toujours été un extrémiste de la liberté d’expression, mais depuis quelques mois (un peu avant l’affaire Charlie, tout à commencé lors d’un repas avec deux amis autour d’une flamm’ et de quelques bières, même si les évènements récents m’ont aidé à ancrer mes nouvelles positions dans le réel et à tester leur cohérence) je conçois qu’il n’est pas forcément mauvais que la loi définisse un certain cadre à la liberté d’expression.

Ne t’emballe pas et ne monte pas sur tes grands chevaux, outré lecteur, choquée lectrice habituée de mon discours habituel. Ma position est toujours bien plus laxiste que la loi française actuelle, je te rassure. Mais. Oui, il y a maintenant un « mais« . Voici ma Nouvelle Version ™ de ce que la liberté d’expression devrait être dans une société utopique (et plus précisément dans MA société utopique). Déjà, et c’est SENCÉ être le cas en France, les limites de la liberté d’expression devraient toujours être répressives et non préventives. En gros, on devrait pouvoir dire tout, tout le temps, et à n’importe qui, sans être inquiété par la loi en amont mais devoir en assumer les éventuelles conséquences légales en aval. En pratique, actuellement en France, c’est dans les textes mais concrètement ce n’est pas toujours appliqué, et pour des raisons fumeuses certains fonctionnaires ont pu récemment faire interdire, par exemple, certaines représentations du dernier spectacle de Dieudonné avant qu’elles aient lieu, « par sécurité », « pour préserver l’ordre public », et j’en passe, dans une version hallucinante d’un Minority Report idéologique, on te tape dessus pour ce que tu allais probablement dire, et sur les probables réactions du public face aux probables réactions des anti… Bref, hallucinant au XXIème siècle selon moi, je sais que tout le monde ne partage pas cet avis, mais c’est mon opinion.

En revanche, si j’affirme toujours qu’on devrait pouvoir dire tout, tout le temps, et à n’importe qui, je reconnais que même vis à vis de la loi (et non plus seulement vis à vis d’un contexte social, qui était ma position précédente), la liberté d’expression n’est pas un blanc-seing lavant l’auteur d’un propos de ses conséquences légales. Et pour moi il y a deux cas où des conséquences d’un cadre légal doivent être considérées dans une société idéale. Le premier cas est la manipulation délibérée d’une information présentée comme factuelle. On tombe ici dans l’exemple classique du négationnisme qui est interdit en France par exemple, mais sans forcément se cantonner à la seconde guerre mondiale. Si un historien se met à publier un livre sur Charlemagne par exemple où il affirme que ce dernier organisait des partouses dans son palais et s’est suicidé pendant l’une d’elles en se plantant une dague dans la gorge, et qu’il le présente comme factuel, il devrait y avoir des conséquences légales pour conserver une trace de réalité historique. L’autre cas nécessitant des conséquences selon moi (et c’est sur ce point que la conversation mentionnée plus haut a commencé à faire fléchir mes positions autrefois inébranlables) est l’incitation à commettre un crime ou un délit. Quand une personne (que ce soit un politicien célèbre ou un blogger anonyme) incite quelqu’un à aller voler la voiture de Michel ou à aller égorger Samantha, la loi devrait prévoir des conséquences en cas de mise en application par autrui de cette injonction.

C’est sur ce point, par exemple, que je me démarque de l’actuelle législation française punissant l’incitation et l’apologie de divers crimes et délits (avec toute une ribambelles de circonstances aggravantes en fonction du lieu, de la portée du message, et de celui ou celle qui le profère) et qui me semble trop répressive. C’est « grâce » à la portée de cette loi que Dieudonné a passé la nuit en cellule, accusé d’avoir fait l’apologie de l’un des preneurs d’otages dans un statut Facebook (était-ce une apologie délibérée, était-ce de la provoc, le statut en question peut-il vraiment être considéré comme une apologie ou comme une tentative d’humour pas drôle et d’ailleurs retirée par le principal intéressé au bout de quelques minutes…? Ça sera à la justice de trancher, et ce n’est pas le propos ici), pour la plus grande joie des forces armées de la morale et du bon goût. Moi ça me donne plutôt envie de vomir. Si je concède que la loi doit punir une incitation à un crime ou un délit lorsque ce délit est en effet commis (la fin de cette affirmation est importante, pour moi quelqu’un qui dit « vous devriez tuer Samantha » n’a pas à être inquiété si personne n’a essayé de tuer la dite Samantha depuis que les propos ont été proférés), je trouve que punir au nom de la loi quelqu’un faisant juste l’apologie d’un crime (sans l’avoir incité) est complètement hallucinant. Si Bob assassine Nicolas, quelqu’un qui va dire « ouais, bravo Nicolas » ou « Bob c’est mon nouveau héros » ne devrait pas avoir à être inquiété par la JUSTICE et par la LOI. En revanche, qu’il soit en conséquence ridiculisé pour cette apologie sur internet, que ses amis se détournent de lui, ou que sa famille lui crache à la gueule pour ses propos de mauvais goût, c’est « normal ». Mais jusqu’à preuve du contraire toute personne a le DROIT d’être un connard, le DROIT d’avoir des idées de merde (sinon il n’y aurait pas tant de voix FN aux diverses élections), et puisqu’on a le droit de PENSER ces choses de merde, on devrait aussi avoir le droit de les DIRE sans être inquiété, voire ARGUMENTER pour une modification en conséquence de telle ou telle loi si on la trouve inique. Ne serait-ce que pour éviter les effets sous-marins, les groupuscules secrets se réunissant dans l’ombre pour dire du mal de X ou encenser Y, et tout simplement parce que ça permet aussi de faire un tri sélectif de ses contacts. J’ai beau être contre la peine de mort, j’ai déjà sans sourcillé appliqué la « peine de merde » à certains de mes contacts pour infraction répétée au bon sens et diffusion éhontée à répétition d’idées nauséabondes. Je suis trop gentil (ne ris pas) pour le faire systématiquement, mais quand c’est argumenté avec véhémence ou répété à longueur d’année, j’atteins de plus en plus rapidement mon point de saturation. Mais c’est une « peine » sociale. Quand je retire Jean-Michel de mes contacts Facebook et que je supprime son numéro de téléphone de mon GSM, il n’y a pas de conséquence légale. C’est juste que je trouve que c’est un gros con. Mais si j’affirme toujours que ce droit à l’apologie, morale ou amorale, devrait tomber sous le sens, je suis maintenant plus strict vis à vis de l’incitation au crime ou au délit, même dans le cadre de ma sacrosainte liberté d’expression : si Jean-Michel affirme « Va tuer Robert parce que c’est un homo » et qu’un déséquilibré l’écoute et s’exécute, ce déséquilibré devrait finir devant les tribunaux, mais Jean-Michel aussi.

Se pose ensuite la notion de proportion, et le type de peine encourue. Comme la légitime défense, je trouve qu’il faut raison garder, et que la peine doit être proportionnée aux actes. Même dans le cas d’une incitation flagrante au délit ou au crime (« Va tuer Robert! »), la personne principale à juger pour le crime lui-même est son auteur, et si je considère que l’incitateur devrait être puni par la loi, il faudrait que ce soit une peine d’intérêt général, ou juste une amende proportionnelle à la gravité du crime ou du délit, et du degré auquel cette incitation a été menée à bien. Foutre quelqu’un en taule pour quelque chose qu’il a pensé ou dit… quelle que soit le niveau d’horreur ou d’inconscience des propos, c’est juste complètement stupide à mes yeux (je sais que ce n’est pas le cas de tout le monde, mais c’est mon opinion personnelle, et sur ce point elle n’a pas bougé… Après tout tu viens ici pour connaître mon opinion, alors laisse moi aller jusqu’au bout, indigné lecteur, outrée lectrice). Dans un cas très particulier je peux reconnaitre un certain degré lorsque l’incitation devient un ordre, dans un système hiérarchique (ex : un général d’armée qui ordonne a ses hommes d’abattre Robert sans raison valable), et encore. Et encore. Nul n’est censé ignorer la loi, et un ordre contraire à la loi devrait être systématiquement ignoré par un subalterne, même à l’armée. Mais je n’ai jamais été très copain avec les militaires, et je pense qu’on ne se comprendra jamais sur ce point.

Tout ça pour dire. Pour dire que si j’ai trouvé le statut-éclair de Dieudonné complètement déplacé, pas drôle, et carrément de mauvais goût (et que le bisounours que je suis préfère croire qu’il s’en est rendu compte de lui même et que c’est pour ça qu’il l’a supprimé presque immédiatement), je trouve ça absolument effarant et lamentable qu’il ait été placé en garde à vue pour ça. On ne devrait jamais incarcérer quelqu’un pour une parole, aussi odieuse soit-elle. Mais je trouve encore plus lamentable que certains des « Charlie » d’hier, défenseurs de la liberté d’expression, crayon géant à la main, défilant dans les rues en chantant « liberté », se félicitent aujourd’hui de la peine encourue par l’humoriste, ou applaudissent virtuellement en apprenant que certains des jeunes et moins jeunes ayant ouvertement et cette fois sans doute possible applaudi les terroristes sur Twitter ou Facebook soient aujourd’hui recherchés et mis face à leurs propos devant la justice, sans voir combien leur propos est aujourd’hui à deux vitesses, ni voir la vitesse à laquelle ils ont changé leur fusil d’épaule lorsqu’ils ont dû faire face au côté obscur de la morale. Même si j’admet que – surtout pour les internautes mentionnés plus haut pour lequel aucun doute ni prétention comique n’est possible – au regard de la loi française, l’apologie de crimes étant punie, c’est tristement compréhensible de faire appliquer cette loi, même si je la trouve atterrante. Je trouve néanmoins terriblement cynique de voir cette loi appliquée dans le cadre du combat de la liberté d’expression, et de voir tant de gens réclamer de la prison plutôt qu’une amende. C’est « facile » de défendre la liberté d’expression de quelqu’un qu’on approuve ou qui est, tragiquement, devenue une victime d’un zélote avide de sang. Facile de s’indigner quand quelqu’un use de force pour faire taire quelqu’un d’autre, parfois de manière définitive. Mais c’est beaucoup plus difficile, et pourtant autrement plus important, de défendre aussi la liberté d’expression de ceux qui s’en servent pour dire des choses avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, voire pour dire des choses odieuses, moralement indéfendables, voire criminelles (et d’utiliser plutôt son propre cerveau et son propre comportement pour donner une réponse intellectuellement juste à un ramassis d’excréments). Mais mon avis est clairement tranché (et si tu n’es pas d’accord, véhément lecteur, implacable lectrice, soit gentil de bien vouloir me jeter tes étrons fumants en pleine djeule si tu le souhaites, mais de ne pas me mettre en prison) : si vous vous prétendez un minimum intellectuellement cohérents, il ne peut pas, ou en tout cas il ne devrait pas, y avoir deux poids et deux mesures.

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(pour mémoire, voici un lien vers l’un de mes articles de 2009 sur le sujet, et un autre de 2010 avec une thématique similaire avec notamment un essai traduit de Neil Gaiman sur le droit de dire des choses horribles)

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La citation du jour: « Le blasphème est un droit extrêmement précieux »
La chanson du jour: Motorcycle Emptiness, Manic Street Preachers, « Living life like a comatose, ego loaded and swallow, swallow, swallow… Under neon loneliness, motorcycle emptiness, [...] everlasting nothingness »

Même si vous avez parfaitement le droit de trouver que ma société idéale serait trop tolérante du droit de dire de la merde, la vie est belle !